Vers une nouvelle relation entre les religions et
l'Etat en France
Discours donné au congrès de la Fédération Interreligieuse
pour la Paix dans le Monde (IRFWP)
Du 1 au 7 février 1993, hôtel d'Ashok, New Delhi, Inde
Il peut sembler surprenant de choisir comme thème à une conférence sur la coopération interreligieuse, le rapport entre l'Etat et les religions mais en France, un pays avec un gouvernement centralisé et un état puissant, cette question a été centrale pour chaque religion et le restera au moins dans un avenir proche. Cette présence importante de l’Etat affecte chaque religion dans sa quête d’une identité par rapport à la société et affecte également des rapports entre les quatre groupes religieux principaux en France (catholiques, musulmans, protestants et juifs).
1992 était l'année du bicentenaire de la proclamation de la République Française. Dans cette période révolutionnaire agitée, la première République a créé une séparation claire entre l'église et l'Etat en se basant sur un nouveau concept de l'homme.
Selon des chefs et des penseurs de la révolution française, l'homme était avant tout un citoyen de la République, un être politique et social dont la vie religieuse devrait être confinée dans les limites de sa vie privée. Même la déclaration 1789 des droits de l'homme écrite sous l’influence de révolutionnaires modérés, déclare que « personne ne devrait être inquiété pour ses opinions, même pour ses convictions religieuses, à condition que la manifestation de ces convictions ne trouble pas l'ordre public. ».
Au lieu de « même pour ses convictions religieuses » et vu la longue histoire des conflits et des persécutions religieux en France, les auteurs de la déclaration française de droits de l'homme auraient été mieux inspirés d'écrire « particulièrement concernant ses convictions religieuses ».
Mais on devait aller bien plus loin. En 1792 a été voté la constitution civile du clergé, une tentative de faire de tous les évêques et prêtres catholiques des fonctionnaires choisis et payés par l'état. Les membres du clergé devaient prêter un serment d'allégeance à la révolution et étaient encouragés à se marier, le mariage étant considéré comme signe de la réconciliation entre le statut du prêtre et celui du citoyen. Selon la même constitution, les ordres monacaux furent simplement interdits et les moines et des nonnes étaient encouragés à se marier les uns avec les autres.
Le refus de prêter serment avec cette nouvelle « constitution du clergé » était puni par la condamnation à mort ou un bannissement hors de France. Pendant la terreur, toutes les églises furent progressivement fermées ou transformées en temples de la déesse raison.
Même Maximilien Robespierre, le chef de l'aile radicale de la révolution, réalisant que les attaques contre le christianisme allaient trop loin et pourraient à la fin miner la moralité publique et causer une forme d'anarchie, s’éleva le 21 nov. 1793, quelques mois avant sa mort, contre la « déchristianisation » du pays. En décembre de la même année, le gouvernement demanda un retour à la liberté de culte.
Les chefs de la révolution cherchaient un genre de synthèse entre une forme de christianisme « éclairé » qui « serait épuré » de ses mystères et miracles et les valeurs morales républicaines, synthèse qui permettrait de faire de bons citoyens avec les nouvelles générations.
Un siècle plus tard, après une longue histoire de conflits entre l'église catholique et les gouvernements successifs, la loi de 1905 de séparation entre l'église et l'Etat était beaucoup moins radicale que la constitution du clergé de 1792. Néanmoins, le pape Pie X a senti le besoin d’excommunier tous membres du Parlement français ayant voté pour cette loi. Selon cette législation, l'Etat devrait demeurer neutre envers toutes les religions, toutes les religions étant égales avant la loi et chacun étant en théorie libre d’exprimer ses convictions.
La loi déclarait que toutes les églises catholiques construites avant 1905 étaient propriété de l'État mais les catholiques gardaient l’entière liberté d’utiliser ces bâtiments comme ils le souhaitaient. La loi de 1905 avait de bons côtés pour toutes les religions y compris l'église catholique.
Un résultat surprenant de la 1905 loi a été que l'État a respecté la plupart des fêtes catholiques et encore aujourd'hui en France, en dépit du déclin de foi chrétienne, la Toussaint, l’Ascension, l’Assomption sont des jours de congés pour la plupart des travailleurs.
Les Protestant et Juifs ont envisagé favorablement la loi de 1905 qui les a placés sur un pied d’égalité avec les catholiques. Au tournant du 20ème siècle, les Protestant ont joué un rôle clé en faveur d'une école laïque sans influence catholique. Selon un chef protestant de cette période, Ferdinand Buisson, pour respecter le pluralisme religieux l'école devait éviter tout signe d'appartenance à une foi particulière, même si cette foi dans le cas du Catholicisme était celle de la vaste majorité des Français.
Pour mieux comprendre l'attitude hostile des gouvernements envers les Catholiques durant cette période, il faut rappeler que pendant la plupart du 19ème siècle, la hiérarchie catholique s'était opposée aux mouvements démocratiques ou républicains en France, favorisant un retour à une forme ou une autre de monarchie. À cause des tensions entre les gouvernements de la Troisième République (1871-1940) et l'Eglise catholique, les législateurs envisageaient avec inquiétude toute forme d'expression religieuse allant au-delà la sphère privée.
La neutralité de l'État a été interprétée par le législateur comme une neutralité stricte et tous les signes d'appartenance à une religion particulière ont été bannis de l’école ou des bâtiments publics de la République comme la présence de Bible ou de croix ou des prières publiques. On a appris aux enfants pendant les cours d’instruction civique à l’école comment devenir de bons citoyens respectueux des lois sans aucune référence à Dieu ou à la religion.
Il n'y avait pas l'équivalent de ce que l’on a appelé la « religion civile » en Amérique, un ensemble de valeurs chrétiennes communes partagé par plus ou moins par tous, quel que soit la dénomination chrétienne à laquelle chacun appartient. Cette « religion civile » a été présentée par d'Alexis Tocqueville dans son livre " La démocratie en Amérique " comme un aspect typique de la société américaine, un ingrédient vital de sa cohésion.
Les français ont toujours exprimé quelque étonnement quand ils découvrent que les présidents américains prêtent serment sur la Bible avec les mots « So help me God » lors de la cérémonie d'investiture, qu’aux Etats-Unis la Bible trouve sa place dans les tribunaux pour prêter serment ou quand ils découvrent qu'il y a une salle de prière au Congrès. Voir un homme politique mentionner simplement le nom de Dieu pendant une campagne est assez rare en France mais beaucoup moins aux États-Unis.
À travers ces faits simples, nous pouvons voir que le même concept de séparation entre la religion et État peut avoir des expressions très différentes.
Pendant les années d’après guerre et ce jusqu’à l’élection de François Mitterrand, il pouvait sembler que la hache de guerre entre l'État et les religions avait été enterrée pour de bon avec Vatican II, l'esprit d'œcuménisme et l'acceptation très majoritaire parmi les Catholiques des valeurs démocratiques. Les écoles privées catholiques ont été financées par l'État à partir de 1960 et des lois Debré. Pour recevoir des fonds publics, elles devaient passer un contrat selon lequel le gouvernement vérifiait la qualification des professeurs et si le programme pédagogique correspondait aux exigences du Ministère de l’Education Nationale.
En 1981, quand Mitterrand est arrivé au pouvoir, il était lié par une promesse de campagne « d’unifier » le système scolaire en mettant toutes les écoles sous le contrôle de l'Etat.
Beaucoup pensaient que cette promesse de la campagne serait bientôt oubliée mais ce ne fut pas le cas et deux ans plus tard, le Ministre de l'Éducation, Jérôme Savary, chercha à aller de l'avant avec ce projet en faisant passer une loi avec le soutien d'un parlement contrôlé par les socialistes. De très larges manifestations et marches contre cette loi organisées par des organisations catholiques et des associations de parents submergèrent les principales villes françaises avec les plus grandes manifestations jamais vues en France à Versailles et Paris en juin 1984, ces deux manifestations rassemblant chacune plus d’un million de personnes, beaucoup plus que toute autre manifestation organisée par des syndicats. Ces manifestations étaient faites au nom de la liberté des parents à choisir une école de leur choix pour leurs enfants et de la défense des écoles libres, principalement chrétiennes. Suite à ce mouvement, la loi Savary a été rapidement annulée et le gouvernement de coalition communistes - socialistes a été remplacé par un gouvernement socialiste modéré et plus personne n’a oser reparler d'unifier le système éducatif.
Le journal Le Monde parlait alors de " la fin d'une époque marquée par l’ignorance et le rejet entre un État et une religion catholique dominante ». Le gouvernement a commencé à consulter les chefs religieux sur de nombreuses questions sociales et éthiques et a inclus des représentants des principales Fois dans un « Comité National d’Éthique » supposé conseiller le législateur sur des questions complexes comme le clonage et l’utilisation de la génétique dans la lutte contre des maladies héréditaires.
C’est l’époque où le ministre de la culture, Jacques Lang, a financé la construction d’une nouvelle cathédrale à Evry par l'intermédiaire d'un musée sur l’art religieux.
Lors d’un petit déjeuner au ministère de la culture, Lang m'a déclaré que bien qu’il ne croit pas lui-même en Dieu, il pensait qu’au nom de culture, le gouvernement devrait faire son le mieux conserver l'héritage chrétien de France et le faire connaître et admirer par les jeunes. Lang parle au nom de la « culture » mais cela reflète néanmoins une évolution de l'attitude traditionnelle des socialistes envers la religion.
Un aspect important de cette coopération entre religions et l'Etat concerne l'enseignement des religions à école d'un point de vue historique. Cette nécessité a été clairement exprimée par Mgr Lustiger, l’ancien archevêque de Paris, dans un interview au journal Le Monde en octobre 1988 au cours duquel l’archevêque a expliqué que la simple compréhension des auteurs classiques français comme Bossuet, Pascal, Descartes, Racine ou Corneille pour en nommer quelques-uns seulement, nécessitait une connaissance de base de Christianisme, connaissance qui était absente chez un pourcentage élevé de jeunes.
" Si nous ne sommes pas capables de transmettre, ou si nous transmettons mal aux jeunes cette partie essentielle jouée par le Christianisme dans l'édification de la culture française, ils n’auront plus accès à une grande partie de notre héritage et ne comprendront pas les caractéristiques qui donnent à notre civilisation son identité et sa cohésion. Nous verrons une fracture semblable à celle qui a détruit certaines civilisations anciennes" a dit le Cardinal au cours de l’interview. Il touchait là une corde sensible dans un pays où la culture est très valorisée. Il demandait une "redéfinition de la séparation entre Eglise et Etat " qui permette à l'Eglise de continuer à transmettre la mémoire religieuse aux nouvelles générations dans l'environnement spirituel difficile de sociétés modernes ».
L'appel de Lustiger a été repris par les autres responsables catholiques et le gouvernement a réagi positivement au début à cet appel.
Mais comme tout semblait évoluer dans la bonne direction avec une meilleure coopération entre la religion et l’Etat, un nouveau défi a paru avec l’Islam.
L’Islam est devenu pendant les 1980 la deuxième religion en France avec plus de 3 millions membres et beaucoup de ces membres, particulièrement les jeunes enfants d’immigrés d'Afrique du Nord, s'intègrent difficilement dans la société française.
En octobre 1989, une année après l'appel de Lustiger pour une " nouvelle laïcité ", une série d’évènements vont opposer le Ministère de l’Education aux Musulmans.
Ces faits pouvaient sembler insignifiants dans un autre contexte: deux jeunes lycéennes ont voulu porter un foulard islamique autour de leurs visages et leurs cous à l'intérieur des salles de classe. Leurs professeurs ont vu cela comme une provocation et ont reçu le soutien de la Fédération de l’Education Nationale d'Éducation (FEN), le puissant syndicat des enseignants.
Le ministère de l’Education, les églises catholiques et protestantes, les hommes politiques, les organisations antiracistes et les principaux journaux, presque tout le monde a participé à la controverse. Les deux filles ont été expulsées d’abord de l'école puis, après plusieurs semaines, un compromis a été trouvé permettant aux filles de porter leur foulard à l'extérieur des salles de classe et pendant l’heure des repas.
Les chrétiens se sont inquiétés, comme ils progressaient avec le gouvernement vers une bonne coopération, que la croissance de l’Islam gênerait cette coopération, les ramenant à une époque de confrontation hostile avec l'État. Lustiger a déclaré assez brusquement dans le journal le Monde(Nov.3.89) "les musulmans auront besoin qu'au moins 30 années " pour comprendre comment coopérer avec l'État et trouver leur place dans société, l’Islam ayant du mal à assimiler le concept de séparation entre la religion et l’Etat.
Depuis lors, il y a eu des pas dans la bonne direction tel que des réunions régulières entre chefs musulmans, juifs, chrétiens sur la question des rapport Religion – État. Il est clair qu'un dialogue avec les responsables musulmans est une condition nécessaire si nous voulons désamorcer des situations tendues.
Une autre leçon être à tirer de cette controverse est que la coopération avec l'État n'apportera pas de fruits si les principales religions en France sont trop hostiles les unes aux autres car dans ce cas, les groupes en faveur d’une laïcité stricte auront beau jeu d’utiliser ces tensions entre religions pour empêcher des avances dans la coopération Religion - Etat. Si les responsables religieux prennent des positions communes en matière de morale ou de questions d’éducation, l'État n'aura pas d’autre choix que d’écouter.
Bernard Mitjavile