Le choix du chômage
Véritable
mal français, le chômage semble défier depuis des décennies les plans pour
l’emploi et les efforts gouvernementaux. En fait, derrière l’échec des
politiques gouvernementales, il y a une forme d’hypocrisie de nos élites
gouvernementales, syndicales et médiatiques, un refus de s’attaquer aux
véritables causes du chômage pour protéger des situations acquises, de
multiples arrangements datant des années de plein-emploi. Ces élites, contrairement
aux discours officiels, ont choisi le chômage et la fracture sociale par
conservatisme au sens péjoratif du terme ou plus simplement par égoïsme. Cela
explique mieux l’inefficacité des gouvernements successifs, de gauche comme de
droite que la fatalité, la " crise " ou la mondialisation.
En fait le
chômage est bien le genre de thème où l’on voir sévir " la pensée
unique " et qui reflète presque jusqu’à l’absurde les blocages de la
société française. Il s'agit avant tout de comprendre pourquoi les solutions de
fond autour desquelles il existe un certain consensus, sont systématiquement
repoussées depuis 20 ans.
La vérité
sur le chômage est dure à entendre. On pourrait la résumer en une phrase :
" La société française a choisi délibérément de maintenir le taux de
chômage tout au long des années 80, 90 et durant la première décennie 2000 à un
niveau sensiblement plus élevé que dans les six autres grands pays
industrialisés regroupés dans le G7 (Etats-Unis, Japon, Allemagne, France,
Italie, Grande Bretagne, Canada), actuellement supérieur de 5 points à la
moyenne de l’OCDE ". Cela a été fait tout en prétendant hypocritement
par la voix des élites gouvernementales, syndicales, médiatiques, s’attaquer
sans cesse au mal, mener un combat sans merci sur la ligne des 1 million, 2
millions puis 3 millions de chômeurs.
Dès les
années 80, l'économiste Alfred Sauvy au cours d’un colloque sur l’emploi des
jeunes à Nice 80 faisait justement observer que « chaque plan
gouvernemental de lutte contre le chômage depuis le début du Septennat de
Giscard d’Estaing avait été suivi au bout de quelques mois d’une hausse du
chômage ». Ce n’est pourtant pas faute d’intelligence, les gens
responsables de ces plans ayant fait des études poussées.
Mais alors
pourquoi cette débauche de programmes, plans, mesures aussi inefficaces les
unes que les autres. La réponse est simple : ce qui manque, ce n’est pas
l’intelligence mais le courage en politique. Les programmes proposés
n’apportent peut-être pas de bonnes solutions au chômage mais politiquement ou
médiatiquement parlant, elles ne font pas courir de grands risques à ceux qui
les proposent, elles satisfont certaines catégories et donnent l’impression que
l’on fait quelque chose, que l’on est concerné, même si dans les mois qui suivent,
la dure réalité des chiffres montre que rien n’a fondamentalement changé. De
toutes les façons, quand on a son regard rivé sur les prochaines législatives,
cantonales ou la présidentielle, ce n’est pas les effets à long terme sur le
chômage qui importent mais l’effet d’annonce, l’effet médiatique à court terme.
Mythe de l'Etat
créateur d'emplois
La première
erreur qui maintient en France le taux de chômage à de hauts niveaux depuis
plus de 20 ans consiste à croire ou à faire croire que la puissance publique
peut lutter contre le chômage en créant des emplois sans s’occuper du coût réel
de ces emplois pour la collectivité et du bilan global en terme
d’emploi.
Entre 1977
et 1997, on a créé 730.000 emplois publics et le chômage, loin de baisser
d'autant sur cette période, a augmenté de 1,5 million. Aucun lien entre les
deux phénomènes ? Voire. Dans les pays membres du G7, la France a le plus haut
taux d'emplois publics (>20%) et en même temps le plus haut taux de chômage.
Nouvelle coïncidence troublante. Dans les années 2000, le nombre de
fonctionnaires, notamment dans les collectivités locales, a continuer à
augmenter avec toujours le même effet négatif sur le chômage et les mêmes
hausses conjointes des impôts locaux et divers prélèvements.
Jean-Marie Gayssot, ministre des transports du gouvernement Jospin
déclarait en 1997 que contre les 20 milliards de réduction de sa dette accordée
par l'Etat, la SNCF avait eu une politique contre le chômage en engageant 2000
jeunes. Si l'on calcule bien le rapport entre la somme accordée et le nombre
d'emplois de jeunes, cela fait la somme astronomique de 10 millions par emploi
et pourtant il s'agit d'emplois à des salaires pas très éloignés du SMIG.
En fait
quand on considère les dettes colossales de l'EDF ou de la SNCF régulièrement
soutenues par les finances publiques, les 200 milliards dépensé pendant 20 ans
par l'Etat dans la sidérurgie après sa nationalisation contre les 20 milliards
de récupéré lors de sa privatisation, les fiascos du Crédit Lyonnais, du Gan ou
de France Telecom, les projets ruineux comme le Rafale ou le Concorde ou les
"bonnes affaires" passées avec entre autres l'Irak qui sont
finalement à la charge du contribuable, on est surpris qu'avec de telles
dépenses, un tel gaspillage par la puissance publique, il n'y ait
"que" trois millions de chômeurs...
Lors d’un
débat télévisé récent sur le Crédit Lyonnais, un représentant du personnel a
déclaré qu’il fallait défendre l’emploi dans cette grande banque, à quoi un
journaliste économique a répondu qu’il était plus concerné par les 30.000
Francs de dettes qui pesaient sur chaque foyer français selon les évaluations
actuelles pour financer le trou du Lyonnais. A combien d’emplois correspondent
ces 30000 Francs par foyer fiscal, sans doute à beaucoup plus que l’ensemble
des emplois du Crédit Lyonnais. De même quand le premier gouvernement
socialiste en 1981 a prétendu lutter contre le chômage en recrutant dans la
fonction publique, il a simplement montré qu’il ne savait pas de quoi il
parlait.
Ainsi, il
avait été calculé dans les années 80 que pour la Chapelle Darblay,
une entreprise de papier qui avait la chance de se trouver dans la
circonscription du Premier Ministre de l’époque, Laurent Fabius, chaque emploi
"sauvé" avait coûté au contribuable autour de 3 millions de Francs.
Cette somme aurait permis dans d’autres secteurs de créer ou de sauver une
dizaine d’emplois (on estimait qu’il fallait alors autour de 300.000 Francs de
capital pour un emploi durable). Le bilan, dix emplois perdus pour un sauvé,
personne n’a osé le dire haut et fort tellement le mythe de la création
d’emplois par l’Etat était puissant.
Manipuler les
sentiments nationalistes
Ne soyons
pas mesquins quand il s’agit de grandeur nationale, de haute technologie made
in France. Les projets Rafale et Concorde ou "la filière informatique
française" avec Bull entrent dans la catégorie des gaspillages obtenus en
manipulant les sentiments nationalistes, gaspillages qui résultent en un
accroissement du chômage dans d'autres secteurs.
L'égoïsme catégoriel
Quand on a
compris tout cela, apparaît un aspect moral qui est souvent occulté dans le
débat public. Quand on " sauve " des emplois de personnel
navigant à Air France avec les 20 milliards d’aides accordés il y a quelques
temps (autour d'1 million par emploi), on défend des navigants qui sont parmi
les mieux payés au monde au détriment d’une foule de smicards ou de jeunes à la
recherche d’un premier emploi. C’est là où les dehors faussement généreux de
bien des discours sur la " défense de l’emploi " révèlent
leur vrai visage, un égoïsme impitoyable envers des groupes dans des situations
bien plus précaires. Quand on " sauve " des postes de
cadres supérieurs à Bull, une entreprise d’informatique qui depuis sa création
a absorbé des dizaines de milliards d’aide de l’Etat, que de petits emplois à
des salaires bien plus modestes sont perdus.
La question des
retraites
Qu’il
s’agisse de la retraite à 55 ans des cheminots ou d’autres droits acquis, le
mensonge est toujours le même. " Nous nous battons pour votre
retraite " disaient les cheminots comme s’il existait des moyens
inépuisables de financer les retraites de la population alors qu’il est clair
que l’argent qui va pour financer les retraites des cheminots n’ira pas
ailleurs. De même, l'on sait que dans les décennies futures, le secteur privé
va par le biais de l'impôt être amener à financer dans
des proportions toujours plus importantes les retraites des fonctionnaires qui
pourtant sont en moyenne bien plus intéressantes que celles du secteur privé.
Ainsi une étude demandé par le gouvernement Jospin en janvier 99 rappelait que
les fonctionnaires et employés du secteur public bénéficiaient en moyenne de 6
ans de plus de retraite que les employés du secteur privé, recevaient en
moyenne des salaires sensiblement plus élevés et avaient leur retraite évaluée
à partir de leur salaire des 6 derniers mois de travail ce qui accentuait
encore la différence avec les retraites du privé. De plus, depuis longtemps les
fonctionnaires bénéficient de fonds de pension contrairement aux employés du
privé. A propos des retraites, il s’agit là d’un des domaines où la démagogie
des sondages atteint des sommets inégalés. Une majorité des Français veulent,
nous dit-on, la retraite à soixante ans ou même, pourquoi pas, plus tôt sans
qu’on ajoute dans la question dans quelles conditions cela serait réalisable.
Et de cette réponse vague à une question encore plus vague, certains en
déduisent qu’il faut ne pas toucher à la retraite à soixante ans.
Le bilan jamais
effectué : emplois créés contre emplois perdus
Le problème
de fond, c’est que chaque fois que l’on parle de " sauver des
emplois ", on se garde bien de mettre en regard les emplois perdus
par la collectivité, les sommes qu’il a fallu dépenser pour ce
" sauvetage ". Bien sûr, les emplois sauvés sont plus
visibles, les syndicats montent au créneau parlant de justice sociale, de
solidarité et de bien d’autres grands mots. Ce n’est pas ces syndicats qui
diront quand sous leur pression on a maintenu ouvertes quelques années de plus
les mines de charbon du Nord avant de les fermer à cause du coût exorbitant de
la tonne de charbon, combien les sommes dépensées inutilement pour cette
bataille perdue d’avance auraient pu être mieux utilisées dans cette région. Il
faut voir au delà des égoïsmes catégoriels pour cela.
Méthode du
saucissonnage
Une autre
illusion concernant les plans pour l’emploi, c’est la méthode du saucissonnage.
On va ainsi proposer des mesures pour les jeunes (stages, aides aux employeurs,
" Contrat Initiative Emploi " et autres), d’autres pour les
chômeurs de plus de 50 ans (préretraite ou diminution radicale des charges pour
l’employeurs), d’autres encore pour les chômeurs longue durée (encore des
diminutions des charges), d’autres pour le chômage des femmes (incitations à
rester au foyer avec un complément de revenu) et enfin une flopée de contrats
divers d’insertion, chacun avec ses effets pervers propres ( par exemple
l’employeur qui emploie tel bénéficiaire d’un contrat du type CIE pour empocher
quelques aides publiques et qui le licencie à la fin du contrat).
Pour évaluer
l'impact de ces mesures sur le chômage, il ne faut pas avoir fait l’ENA mais se
rappeler certaines bases du calcul assimilées généralement dans le primaire. En
particulier, la puissance publique n’étant pas créatrice de richesse, chaque
baisse des charges pour certaines catégories est plus que compensée par une
hausse pour d’autres, ce qui fausse le marché de l’emploi, rend de plus en plus
complexe la législation sur l’emploi et augmente le temps passé à demander ou
étudier les différentes aides. De plus, toute hausse des charges sur l’emploi
pour financer ces mesures s’accompagne à son tour systématiquement d’une hausse
du travail au noir qui (cercle vicieux) entraîne de nouveau une augmentation des
charges.
Critique des exemples
étrangers
Si nous ne
sommes pas très forts pour la réduction du taux de chômage, nous sommes par
contre très doués pour critiquer ce que font les autres, surtout quand cela
marche. Que n’a-t-on pas entendu sur " les solutions
simplistes " de Ronald Reagan dans les journaux ou à la télévision
dans les émissions " sérieuses " quand ce dernier réduisait
le taux de chômage à 5-6%, niveau auquel il s'est maintenu depuis aux Etats
Unis, ou carrément sur la cruauté, l’aspect antisocial de la politique de
Madame Thatcher quand cette dernière ramenait le chômage en Angleterre 5 à 7
points au dessous du taux français avec une durée moyenne de recherche entre
deux emplois de 3 à 4 mois contre un an pour la France. On ironise moins aujourd'hui
quand on voit des jeunes français s'installer en Angleterre parce que l'on y
trouve plus facilement du travail, ce qui était difficile à imaginer il y a une
quinzaine d'années.
On a aussi
ironisé sur l’irritant taux de chômage japonais qui dépasse rarement les 3% en
disant que l’on crée des emplois en demandant à des jeunes femmes de sourire à
l’entrée des ascenseurs dans les grandes entreprises nippones. Chez nous, on
est grand et généreux, on n’utilise pas ces moyens dégradants et l’on maintient
une bonne proportion de la population dans un état de précarité, de dépendance
à l’égard des aides sociales et de marginalisation croissante.
Pourtant une
fois éloignés du pouvoir, de nombreux hommes politiques deviennent lucides.
Ainsi, Valéry Giscard d’Estaing, au moment où il renonçait à tout espoir d’être
à nouveau président, écrivait en 1994 dans le Figaro, qu’il fallait baisser
massivement les prélèvements sociaux (de loin les plus élevés du groupe des 7),
en particulier sur les bas salaires pour relancer l’emploi. Analyse juste, mais
venant d’un homme qui avait présidé la France lors de la hausse la plus forte
de ces mêmes prélèvements (1974-1981).
Que veut dire créer un
emploi
En effet les
formules " créer des emplois ", " défendre
l’emploi " recouvrent un malentendu profond et sans cesse entretenu
sur la signification du chômage. Créer un emploi ne devrait pas être un but en
soi. On ne travaille pas pour rester occupé huit heures par jour. On travaille
ou devrait travailler pour créer des biens ou services dont la société a
besoin. On peut bien sûr susciter le besoin ou la demande de diverses façons
mais la relation emploi, demande, prix, demeure. Des emplois disparaissent s’il
n’y a plus de demande pour un service ou bien donné ou si le prix offert pour
répondre à cette demande est trop élevé par rapport au prix de la concurrence
française ou étrangère. Si la boulangerie du coin fait un pain de qualité
apprécié par le voisinage à un prix raisonnable, elle créera des emplois, si
elle distribue un pain industriel à 50 centimes au dessus de celui que l’on
trouve à l’hypermarché qui se trouve à 10 km, il y a peu de chances qu’elle
embauche et sa survie même est en jeu. Si l’on fausse cette relation en
soutenant par une aide publique la boulangerie distribuant du pain industriel
ce qui renchérit relativement le prix du pain de qualité, on utilise un procédé
qui se retourne contre le consommateur qui paye de toute façon indirectement le
soutien et qui du coup trouve le pain de qualité hors de prix. On agit aussi
contre l’emploi en ne rémunérant pas la qualité.
Pour
" défendre des emplois ", la puissance publique effectue
des prélèvements sur les ménages et les entreprises. Les ménages consommeront
moins, les entreprises investiront ou embaucheront moins, finalement l’activité
économique se ralentira et le chômage augmentera.
On pourrait
énoncer un principe simple concernant l’emploi : dans une société ouverte avec
une précarité moyenne de l’emploi, plus on augmente la protection de l’emploi
dans certains secteurs, plus on augmente la précarité dans d’autres et les
interventions étatiques créant des distorsions dans les marchés du travail ne
font qu’augmenter la précarité moyenne et les différences entre emplois
protégés et emplois exposés, en d’autres termes, ces interventions ne font
qu’aggraver la fameuse " fracture sociale ".
Formation
Un aspect
particulier du chômage en France doit être étudié : le chômage des jeunes et la
relation emploi-formation. Nous ne nous étendrons pas ici sur cette question
car cela touche à la question de l’enseignement. Notons toutefois que les
poncifs du genre " plus les jeunes étudieront, moins il y aura de
chômage " sont quelque peu mis à mal par les réalités. Les Français
poursuivent plus longtemps qu’ailleurs leurs études et nous avons de loin le
plus fort taux de chômage des jeunes du groupe des 7 (taux de 24,8% de chômage
pour les 16-25 ans). La solution américaine avec des premières expériences
précoces du monde du travail et des allées et retours fréquents entre le marché
du travail et la formation universitaire, paraît prometteuse.
Conclusion
En
conclusion, les efforts contre le chômage passent en France par une bataille
des idées et des mots avant que l’on puisse passer à la mise en œuvre de
mesures vraiment efficaces. Il s’agit de démasquer chaque fois sous les
discours généreux, nationalistes, de gauche comme de droite, les égoïsmes
catégoriels. C’est un combat difficile car, à court et moyen terme, il n’est
pas payant politiquement ou syndicalement parlant.
PROPOSITIONS
Bernard Mitjavile,
2002 – voir aussi sur ce sujet article sur Alfred
Sauvy
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